Après la crise, les entreprises vont-elles bouleverser leur mode de fonctionnement?Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School
- mai 28, 2020
- Envoyé par : Community Manager
- Catégorie: Non classés
Et si le grand soir n’avait finalement pas lieu? Et si, après le coronavirus, on revenait simplement au monde d’avant? Et si une grande occasion avait été perdue? C’est la crainte que partageait avec moi une cadre d’une grande entreprise française encore choquée d’avoir vu les parisiens se précipiter chez Zara dès la fin du confinement le 11 mai. Elle n’est pas la seule à s’inquiéter. Alors que le choc des premières semaines de confinement s’estompe et que la reprise devient une réalité, il semble bien que l’espoir d’un « grand soir », d’un bouleversement radical de l’ordre économique et social existant, s’amenuise. Mais le retour au « monde d’avant » n’est cependant pas inéluctable; il est encore temps de tirer parti de la crise pour réinventer les organisations et la société, mais cela suppose d’adopter une posture reposant sur deux principes: accepter la réalité et agir maintenant.
Comme beaucoup d’autres, cette grosse PME française a basculé en télétravail en quelques jours à l’annonce du confinement. Elle discutait en interne depuis des mois un plan de télétravail, mais les réticences, tant de la part du management que des collaborateurs étaient nombreuses, et les discussions traînaient en longueur. Mais alors que le choc des dernières semaines s’éloigne et qu’un retour à la normale se profile, que se passe-t-il? Les discussions sur le télétravail reprennent, comme si rien ne s’était passé, avec demi-journées par-ci et demandes de preuve de travail par-là. La crise a ouvert un espace dans lequel des choses formidables se sont produites de façon très spontanée, mais cette PME est en train de laisser cet espace se refermer sans même s’en rendre compte, et elle n’est pas la seule dans ce cas.
Heureusement, il n’y a rien d’inéluctable à cet enfermement. Mais pour pouvoir y résister, il est nécessaire de qualifier ce qui se passe. Comme cette PME, les entreprises sont en ce moment-même rattrapées par leurs habitudes, par ce mode automatique et routinier produit par le management et les centaines de collaborateurs qui reprennent progressivement leur travail normal. Qu’est-ce que ce « normal », ces habitudes qui sont comme la laisse qui empêche le chien d’avancer? Ce sont les modèles mentaux qui produisent les automatismes non explicites; ceux qui font trouver normal d’avoir un plan, des objectifs et des descriptions de postes précises allouant des rôles clairs. Ceux qui sifflent la fin de la récréation du coronavirus et exigent un retour à la normale. Pour éviter ce retour, il faut accepter la réalité en la qualifiant, et se mettre dans une posture d’action.
Accepter la réalité
Lorsque nous travaillons sur des programmes de transformation, ma co-auteure Béatrice Rousset et moi sommes souvent confrontés à une situation dans laquelle l’organisation essaie en vain de changer quelque chose depuis longtemps. C’est typiquement le cas avec les silos, qui sont universellement décriés, souvent à juste titre, car ils empêchent la collaboration et l’innovation. Mais on oublie aussi qu’ils sont aussi la traduction de la spécialisation, et donc de la division du travail, gage de la performance de l’organisation. Les silos sont difficiles à supprimer parce qu’ils servent objectivement l’organisation même si, par ailleurs, ils rendent l’innovation difficile. Autrement dit, l’ancien monde persiste parce qu’il a du bon. La clé consiste dès lors à accepter cette réalité, cette ambiguïté, et à sortir de la dichotomie bien/mal en identifiant les situations où les silos sont utiles et celles où ils le sont moins.
Dans le cas du télétravail, il faut absolument mettre sur la table les modèles mentaux de l’organisation sur le sujet; autrement dit ce qu’on se raconte à son sujet: l’expérience montre que ça tient souvent du « Loin des yeux, loin du cœur ». Les managers ont l’impression que le télétravail est un truc de glandeurs et les collaborateurs craignent qu’être loin de leur manageur pénalisera leur carrière. Chacun est pris dans ses représentations et quelles que soient les bonnes intentions, elles reprendront le dessus dès que le pic de crise sera passé et c’est ce qu’on commence à voir. Sans une exposition explicite de ces modèles, le retour au « monde d’avant » avec un télétravail limité est inéluctable.
L’exposition des modèles pour les rendre explicites permettra d’ouvrir des possibles sur le télétravail en évitant le tout ou rien; c’est ce qu’avec Béatrice nous appelons la phase de test: On regarde les mérites respectifs du distanciel et du présentiel et dans quelle situation chacun est pertinent. La solution sera sûrement dans un mélange des deux, et une réinvention du bureau. Dans une phase dite d’ajustement, on essaiera diverses possibilités à petite échelle en voyant ce que cela donne. Là encore il s’agit d’éviter l’approche binaire bien/pas bien pour garder du monde d’avant ce qu’il a de bien, et travailler sur ce qui peut être changé, et non pas le condamner en bloc.
Agir maintenant
Le second principe fondamental est d’agir maintenant et pour cela de s’inclure dans l’équation. Nombreux sont ceux qui ont vécu la crise comme un moment exaltant où les barrières sont tombées, les rôles ont explosé, et les petits chefs ont disparu. Et nombreux sont ceux qui, comme cette DRH me le confiait récemment, ont peur que tout revienne comme avant. Et ce qu’ils voient en ce moment n’est pas fait pour les rassurer: les procédures reviennent, les petits chefs et les bullshit jobs aussi après deux mois de vacances, enfin de télétravail, bien méritées.
Ceux qui expriment cette crainte sont certainement sincères, mais ils ont un problème de posture, celle de la dénonciation. C’est une posture assez naturelle car il est plus facile de se plaindre, de dénoncer et de chercher un coupable que d’agir pour changer les choses, mais le monde d’après ne sera pas quelque chose qui arrivera tel quel, tout seul. Il ne sera que le produit de nos actions et c’est de la responsabilité de chacun. Dénoncer le retour du monde d’avant c’est s’exonérer de cette responsabilité; c’est le plus sûr moyen qu’il revienne effectivement. Et donc à chacun de mes interlocuteurs qui exprime cette crainte du retour au monde d’avant, je pose la question suivante: « Que faites-vous concrètement pour que ce monde ne revienne pas, sachant que dénoncer ce n’est pas faire quelque chose? »
Accepter la réalité en exposant les modèles mentaux qui sous-tendent nos habitudes et agir concrètement pour les faire évoluer constituent les deux principes d’action à la disposition de chacun, quelle que soit sa position dans l’organisation, pour que celle-ci ne revienne pas au monde d’avant. Tout le reste, comme le disait le poète, n’est que littérature utopique sur le « monde d’après ».
L’enjeu est important pour les organisations: la crise du coronavirus a montré de façon indiscutable que des nombreux impossibles étaient en fait parfaitement possibles, et les attentes sont très fortes du côté des collaborateurs. Un retour au monde d’avant serait très mal vécu mais il semble inéluctable en l’absence d’un examen lucide et délibéré des causes des habitudes dans lesquelles les organisations sont prises et dans lesquelles elles retournent très naturellement en ce moment. Il est possible que la menace du chômage important que nous allons connaître force les collaborateurs à serrer les dents, mais cela ne durera pas. A moins qu’elles ne prennent le problème à bras le corps rapidement, les grandes organisations seront confrontées à une fuite de cerveaux dès que la situation économique se sera redressée et que les opportunités entrepreneuriales réapparaîtront, ce qui ne saurait tarder.